Une vie de précaire : entre petits boulots et chômage

nov 17, 2016 / 0 comments

Pôle Emploi et le scandale des Opérateurs Privés de Placement
Quand les prestataires extérieurs de formation se font de l'argent sur le dos des demandeurs d'emploi...un business lucratif!

En octobre dernier, l'émission "Cash investigation" a présenté son enquête sur le scandale de la prescription "Activ'Emploi". Cette prescription est proposée, voire imposée, à des milliers de demandeurs d'emploi. Elle a vu le jour le 1er juillet 2015 et s'étendra jusqu'au 30 juin 2018. Selon Jean Bassières, Directeur Général de Pôle Emploi, elle a pour objectif de placer 1,2 million de chômeurs. Vaste programme pour ce dispositif scandaleux.

C'est une opération très lucrative pour les prestataires et sous-traitants de Pôle Emploi. Ce dernier ne remplit plus sa mission d'accompagnement des demandeurs d'emploi et délègue cette charge à ces fameux prestataires, sans aucun contrôle, ni évaluation de leur pertinence, efficacité, sans enquête de satisfaction des "bénéficiaires". Le seul bénéfice est clairement financier pour ces OPP qui perçoivent entre 422 et 487 euros TTC, selon la région, par bénéficiaire dès leur entrée dans cette formation. A cela s'ajoute une prime si le bénéficiaire est satisfait (la plupart du temps, à l'issue des quatre mois suivis par Activ'Emploi, le bénéficiaire ne se verra jamais proposer une évaluation de la prestation).
Des méthodes vraiment contestables : l'investissement du bénéficiaire (soumis à une pression, voire à des menaces de radiation s'il ne remplit pas les objectifs fixés) est corrélé aux bénéfices financiers du prestataire. En effet, l'Opérateur Privé de Placement percevra 435 euros si le demandeur d'emploi, au sortir de cette prestation, réussit à décrocher un emploi (peu importe s'il reste dans la précarité avec un CDD à temps partiel d'un à trois mois), et 152 euros seulement si le demandeur d'emploi reste dans la case chômeur.
"Engagez-vous", qu'ils nous disent ! Les OPP ont trouvé grâce à la manne croissante que représentent les chômeurs une poule aux œufs d'or...

Quand le demandeur d'emploi "autonome" est pris dans les filets d'un processus managérial abusif
En théorie, ce dispositif (qui coûte tout de même la bagatelle de 90 millions d'euros) est censé être basé sur le volontariat du chômeur lambda. En théorie, seulement, car, en réalité Pôle Emploi a passé des contrats avec des entreprises privées de formation comme Ingeus et IDFormation. Les témoignages des travailleurs sociaux et référents Pôle Emploi font froid dans le dos. Ils subissent des pressions énormes de leur hiérarchie pour faire de l'abattage prescriptif. Tout refus du demandeur d'emploi qui ne souhaite pas intégrer Activ'Emploi ou son parent pauvre Activ'Projet (bilan de compétences de deux mois) se voit immédiatement sanctionné par une radiation ( tant pis pour les personnes qui touchent des indemnités chômage, tant mieux pour les chiffres officiels du chômage: autant de radiations, c'est autant de chômeurs en moins... et la courbe du chômage baisse miraculeusement!).

Quand la machine s'enraye, c'est le chômeur qui trinque : quelques témoignages in situ
Des témoignages de demandeurs d'emploi qui ont été convoqués (manu militari) à cette prescription ont eu la désagréable surprise de se voir radiés pour des motifs plus absurdes encore, dus aux dysfonctionnements administratifs.
Petit florilège de témoignages (forum internet) : untel a reçu sa convocation après la date d''entrée de la prescription : radié! Un autre s'est bien rendu le jour J au rendez-vous mais surprise la structure d'accueil n'existait pas à l'adresse indiquée et le numéro de téléphone pour avoir des informations était erroné : radié !

Quid de la pertinence d'Activ'Emploi et des ses engagements d'accompagnement personnalisé à grand renfort de campagnes de communication promotionnelle?
Le journaliste de "Cash Investigation" intervenant en "sous-marin" chez Aksis se voit proposer "un programme personnalisé, à son rythme, et un coaching pour booster sa carrière" (C'est en tout cas l'argumentaire "force de vente" intégré par les placeurs de produit que sont les prescripteurs-référents Pôle Emploi).
En attendant son rendez-vous, le journaliste dans la peau du chômeur discipliné et obéissant, a la joie de tuer le temps (45 minutes d'attente...vive la ponctualité des coachs!) en visionnant un PowerPoint (qu'il est beau le monde de la recherche d'emploi où tout n'est qu'une question de motivation, de combativité et de précieux outils mis à disposition!), puis en remplissant un questionnaire.
Enfin, le rendez-vous a lieu, mais il est très expéditif (et pour cause, chaque coach reçoit cinq demandeurs d'emploi par heure, pas le temps d'écouter les desiderata de chacun) et purement administratif : enregistrement de la personne qui signe sa feuille d'émargement. Le contenu pourrait être le suivant : « merci, au revoir, faites les centaines d'exercices de chaque activité sur la plateforme numérique Addviseo, sans en oublier aucune, même si elles vous paraissent absurdes, redondantes, inutiles ou pire encore intrusives dans la sphère privée. Si vous prenez l'initiative d'en négliger quelques-unes, vous serez menacé de radiation pour motif de refus de se conformer pleinement aux exigences requises ».

Une demandeuse d'emploi (qui tient à garder l'anonymat pour éviter d'éventuelles représailles de Pôle Emploi) nous a confié avoir été contrainte de participer à ce fameux bilan de compétences. C'était d'autant plus absurde qu'elle avait quelques années auparavant été orientée vers le cabinet/conseil Initiatives pour suivre un bilan de compétences similaire de quatre mois. « Obéissante et pleine d'espoir, dit-elle, j'ai dû répondre à moult questionnaires, tests psychologiques, jeux de rôle en atelier collectif... histoire de sonder ma personnalité, ma docilité, ma soumission à la hiérarchie, ma disponibilité et flexibilité, qualités exigées par les éventuels futurs employeurs qui ont horreur des électrons libres, des libre-penseurs, des personnes qui chérissent leur libre arbitre et leur liberté d'agir et de penser mais qui promeuvent au contraire des employés dociles et acceptant leurs règles arbitraires ».
Rebelote avec Activ'Projet : voici que cette chômeuse retourne dans le bain des questions, tests, exercices à faire, comme un rat de laboratoire qui ne voit pas d'échappatoire dans ce labyrinthe prescriptif « Pôle Enquête sur vous ». Elle doit répondre à toutes sortes de questions intrusives et abusives pour cerner son profil psychologique. Elle nous a raconté aussi les dysfonctionnements en tout genre qu'elle a rencontré avec la plateforme numérique, les tentatives d'humiliation, d'intimidation et de menaces à peine voilées de sa coach lors des trois rendez-vous fixés. Par exemple, le refus de cette dernière de noter dans l'évaluation finale les observations et les motifs de son insatisfaction.

Haro sur les « cérémonies de dégradation statutaire »1 et sur Pôle Emploi et sa notion d'« activation »
Entre documentaire (Cash Investigation), fiction (on vous recommande le film de Ken Loach « Moi, Daniel Blake ») et réalité (témoignages de demandeurs d'emploi), il est urgent de rappeler quelques criantes vérités.
A travers ces différents prismes, on observe que les demandeurs d'emploi, les travailleurs pauvres qui traînent leur misère à perpétuité entre CDD et chômage, précaires pérennes en somme, passent entre résignation et révolte et sont pris dans les filets de l'assistance. Ils incarnent «  l'humiliation et la honte qui caractérisent, aujourd'hui comme hier, la pauvreté dans des sociétés modernes, urbaines, mais porteuses d'inégalités massives » (pour reprendre une expression du sociologue Nicolas Duvoux).
Le chômeur doit faire face et faire des arbitrages entre emplois précaires et sous-payés et préservation d'une certaine dignité, oscillant entre amour-propre et soumission à la règle bureaucratique et au pouvoir discrétionnaire des agents/référents Pôle Emploi qui peuvent atténuer ou durcir sa situation.
On voit apparaître l'émergence d'une rationalité gestionnaire au sein de cette institution, selon les typologies de Lynda Lavitry2 : d'abord, une « gestionnarisation de l'accompagnement », via des indicateurs d'efficacité et d'un suivi personnalisé (non dénué d'ambivalence arbitraire) par ses conseillers . Ensuite, une « gestionnarisation du tri des chômeurs », à travers leur profilage et la  « recrutabilité » de l 'individu (plutôt qu'à son « employabilité »). Enfin, une « gestionnarisation des sanctions » dont le « sujet tabou » est la radiation.
Pour Pôle Emploi, il s'agit d'évaluer la distance à l'emploi, c'est-à-dire mesurer et apprécier la motivation du chômeur, sa capacité à rechercher et trouver un emploi, évaluer sa « compliance » soit sa capacité à suivre le traitement prescrit qui réfère à des critères d'adaptabilité.
Les chômeurs sont catégorisés en fonction de leur aptitude et compliance : client idéal, chômeur volontaire, à surveiller, implaçable...
Il est temps de dénoncer cette politique du placement, reposant sur des logiques à tendance coercitive et une stratégie d'usure dans le rappel des devoirs qu'ont les chômeurs. Ils ont aussi des droits : le premier, celui de faire entendre leur voix pour dire « non » à ce système. 

AC - Anne Clerisse

 

1 - Expression du sociologue Harold Garfinkel.

2 - La typologie et les expressions utilisées sont de Lynda Lavitry, in « Flexibilité des chômeurs, mode d'emploi. Les conseillers à l'emploi à l'épreuve de l'activation »

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Photo : http://cgtchomeursrebelles56.blogspot.fr/