Vendredi 13

déc 09, 2015 / 0 comments

Vendredi 13

Effet de sidération. La page blanche. Une âme amie me suggère d'écrire dans son petit journal citoyen pour évacuer. Ecrire pour vivre, pour survivre. Mais une semaine après, je n'arrive toujours pas à me poser sur une feuille, rentrer en moi-même, sortir les mots. Difficile de réaliser. Ou plutôt je ne réalise que trop. Manque peut-être de courage pour affronter ça. Accepter que plus rien ne sera plus jamais pareil, que notre petite bulle de bonheur précaire a éclaté, explosée comme cette vitre qui nous séparait de la terrasse à La Belle Equipe. Le sang, la haine, la guerre, la terreur aveugle chez nous en plein Paris qui nous rattrapent.... Marianne blessée. Etat d'urgence.

Je n'ai rien vu venir, rien pressenti pourtant ce soir-là, dans ma petite bulle de champagne. L'air automnal en était empli, suave et léger. Mon amie Véro, la grande Véro venait de réclamer au serveur débordé la coupe que j'avais commandée en début de repas, oubliée. Trop de monde, brouhaha de rires, éclats d'une jeunesse festive et bouillonnante et de grandes tablées d'anniversaires entre copains... Véro toujours attentive aux autres, particulièrement en forme, avait hélé le serveur débordé pourtant et l'effervescence était montée d'un cran encore... Champagne... Juste avant on avait parlé de notre projet de voyage à Madagascar pour l'été prochain, le pays où elle a adopté ses deux enfants, Mélissa et Diego, avec son mari Stéphane. Mada, son pays de cœur dont elle revenait tout juste pour y suivre le chantier de son lycée. Car Véro ne se contentait pas de trouver des parrains pour assurer la scolarité de ses 150 "zazas" . Elle les suivait dans leur scolarité jusqu'à leur insertion professionnelle, les poussait à réussir, à travailler, un à un. Pour mieux s'imprégner de leur culture, elle a avait commencé à apprendre la langue à l'Institut des langues orientales depuis un an. Retour à la fac à 53 balais ! "Cette année je suis la seule élève", s'amusait-elle, "alors je ne peux pas manquer un cours !"

Cette fois c'était décidé, elle nous embarquait dans son île nous qui ne connaissons rien à l'Afrique : départ en août à trois couples, direction le sud sauvage. On pourrait même voir Théo notre filleul depuis treize ans, qui veut maintenant devenir prêtre, à qui elle venait d'offrir sa première bible ! Il avait failli mal tourner pourtant à un moment donné avec ses mauvaises fréquentations mais elle l'avait semoncé : "Si tu continues de traîner au lieu de travailler, ton parrainage va s'arrêter, d'autres enfants en ont besoin."

Elle avait déjà tout planifié avec son énergie débordante et on se sentait bien, son injonction permanente - elle en avait fait le titre de la newsletter sur la santé et le bien être, qu'elle avait créée et rédigeait de A à Z sous divers pseudos avant de tout arrêter il y a deux ans. Pas rentable. La presse va mal mais Véro l'ex-journaliste baroudeuse du Figaro avait trouvé mieux à faire sur terre. Marre de courir après la pub et à servir la soupe aux marques. Elle se consacrerait désormais à 200 pour 100 à sa famille et à ses chers Zazas. Pour le reste, Stéphane "assure" - le tout Paris vient se faire portraiturer dans son studio, en deux clics il a l'art de dégager la personnalité d'un grand chef ou d'un rocker. Ce soir-là exceptionnellement, il était parti loin en Chine pour un "shooting" lui qui ne s'éloigne jamais trop de Paris. Juste avant que l'on sorte, il avait appelé depuis son hôtel cinq étoiles à Canton, raconté les toilettes à la japonaise avec des jets partout.

On a laissé Diego et Mélissa tranquilles à la maison pour aller dîner à côté tous les trois avec Richard, mon tendre compagnon - notre amie Catherine, trop fatiguée, avait finalement renoncé à nous rejoindre sur l'injonction de Véro : "Véro et Richard, tu les verras demain... A quoi bon traverser Paris si tu es fatiguée ?". Le week-end ne faisait que commencer...

Sauf que tout s'arrête brutalement. La fin d'un monde, des illusions. Le fracas terrifiant de la guerre. Déluge d'acier, de verre soufflé, Véro touchée à l'épaule, le sang sur sa doudoune mordorée. Véro qui tombe sans un cri sans une parole et moi qui me couche au sol avec elle. Richard qui tournait le dos à la vitre est juste derrière moi, sous la table lui aussi mais je ne fait que deviner sa présence. Pas le temps de penser : je tiens la main de Véro sans la lâcher des yeux et les tirs continuent. Immense chaos, nous sommes dans le noir, Richard est peut être mort ou gravement blessé lui aussi comme Véro qui ne répond plus de rien, inanimée. Pourquoi elle et pas moi qui ne sens rien, aucune douleur dans mon corps c'est mon âme qui crie à l'intérieur : pourquoi elle avec tous ses projets alors que moi je n'ai toujours pas trouvé le sens à ma vie ?

Quand ça s'arrête enfin, je ne sens toujours rien. Même pas mal, même pas peur. Instinct de survie pourtant. Je repense aux attentats de Charlie Hebdo le 7 janvier à deux pas d'ici et je m'interdis de me retourner vers Richard. Surtout ne pas bouger, faire le mort, parler à Véro pour tenter de la réveiller : bouche à bouche, massage léger trop léger, je ne sais pas faire. Jamais appris. Et le ou les tueurs sont peut-être toujours là dans l'obscurité. Puis les corps autour se remettent à bouger, Richard se relève indemne, miraculé comme moi. Il n'a rien. "Vite, vite, Véro est touchée, il faut la réanimer". Je l'appelle à la rescousse car Véro ne répond plus, les yeux ouverts, "je t'en supplie reste avec nous, reviens" . Mais je vois le sang qui coule dans son dos, épais et je réalise comme elle est belle, si belle, cette douceur d'ange sur son visage.

Richard m'envoie chercher les secours à l'extérieur et c'est là que je réalise le massacre sur la terrasse. Chairs trouées yeux révulsés des corps, des morts partout très jeunes. Carnage. Ils seront 19, 19 morts et 24 blessés à la Belle Equipe. Une jeune serveuse crie, en état de catalepsie, un pompier me demande de rester avec elle en lui laissant une couverture de survie.

Les secours arriveront trop tard pour Véro. De toute façon ils sont débordés. De toute façon il n'y avait peut être plus rien à faire. Elle a été mortellement touchée. Une balle de kalachnikov peut traverser trois corps, apprendrai-je le lendemain matin 14 septembre au 36 quai des Orfèvres où nous sommes allés faire notre déposition.

Richard a vu le visage de l'assassin, depuis son refuge sous la table du bar et il a reconnu celui de Salah Abdeslam, son portrait diffusé sur les réseaux, sa tête de "premier de la classe". L'homme était seul et il a tué froidement sans un mot, sans expression. Trois semaines après il est toujours recherché, introuvable.