Géorgie, la guerre silencieuse

mar 10, 2022 / 0 comments

Je suis venu pour la première fois en Géorgie au mois de mai 2010, en tant que simple touriste, soit moins de deux ans après la fin de la guerre d’août 2008 qui a opposé Moscou à Tbilissi pour le contrôle de l’Ossétie du Sud. Cette dernière, majoritairement peuplée d’Ossètes, avait le statut de région autonome de la Géorgie au sein de l’URSS. En 1991, la Géorgie devient indépendante et l’année suivante l’Ossétie du Sud fait sécession suite à un court conflit armé. Mais sur le terrain, les autorités de facto sud ossètes ne contrôlent que certaines vallées et villages. 

Avant la guerre d’août 2008, cette situation sécuritaire se détériore avec des accrochages entre combattants ossètes et géorgiens. Cela aboutit à une guerre ouverte entre la Géorgie et les forces russes qui traversent le Caucase pour soutenir l’Ossétie du Sud. Entre le 7 août et le 16 août, date du cessez-le-feu, la Russie met en déroute l’armée géorgienne, permet aux Ossètes de contrôler l’entièreté de l’ancienne région autonome (en expulsant la quasi-totalité des Géorgiens y résidant) et continue son avancée au centre et à l'ouest de la Géorgie. La Russie retire ensuite progressivement ses troupes mais, suite au conflit, elle reconnaît l’indépendance de l’Ossétie du Sud ainsi que de l’autre province séparatiste d’Abkhazie. Les deux territoires constituent 20% de la Géorgie qui considère la Russie, qui y stationne depuis d’importants moyens militaires, comme une force d’occupation. 

Lors ce cette première visite me souviens de plusieurs expositions à Tbilissi, la capitale géorgienne, présentant des images de guerre, des bâtiments détruits, des populations jetées sur les routes, des soldats paradant sur leurs tanks, des civils en larmes. Deux ans, un laps de temps si court alors que le dernier conflit majeur qui a touché la France remonte à près de 80 ans en arrière. Ces images m’ont fait penser au témoignage de mon grand-père racontant l’exode de 1940 et les combats de la Seconde Guerre Mondiale. La guerre nous semble - ou semblait - un danger abstrait et lointain mais, depuis 30 ans, la Géorgie a traversé quatre guerres et un effondrement économique. 

Depuis, je suis revenu souvent en Géorgie, le pays s’est reconstruit et les traces de la guerre sont rares. Mais la Géorgie n’a pas tourné la page. Dans ce petit État du Caucase, de seulement 3,7 millions d'habitants et grand comme la région Auvergne-Rhône-Alpes, l'invasion de l’Ukraine ravive les traumatismes. Bien sûr, tout le monde pense au prochain coup de Poutine. Va-t-il raviver les conflits d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie ? Tout semble possible, l’avenir est incertain mais pour l’instant il continue une forme de conflictualité plus discrète que les anglo-saxons appellent la borderization, concept que l’on pourrait traduire par “frontiérisation” en français.

Cela est un peu cryptique, voici donc quelques explications : Tbilissi, la capitale de la Géorgie, est à seulement à 60 km d’un territoire où je ne pourrai jamais mettre un pied, pas plus que les citoyens géorgiens ou résidents étrangers. En prenant l’autoroute pour aller à l’ouest du pays, la ligne administrative qui délimitait les contours de l’Ossétie du Sud durant la période soviétique passe à certains endroits à seulement quelques centaines de mètres de la circulation. C’est cette ligne que les Russes transforment en frontière. Seulement, il n’existe pas de consensus sur son tracé précis et la Géorgie a alerté à de nombreuses reprises sur l’accaparement de terres supplémentaires par la partie adverse. 

De loin, rien ne semble distinguer les villages et les territoires qui se situent de part et d’autre de la démarcation, ce sont les mêmes champs, les mêmes forêts, les mêmes communautés rurales en déclin.

Les stigmates les plus visibles du conflit sont les villages de réfugiés construits souvent à proximité de l’autoroute, des petites maisons carrées de plain-pied méthodiquement alignées le long de rues rectilignes. C’est là que vivent les habitants géorgiens expulsés d’Ossétie du Sud en 2008. Ils peuvent parfois voir au loin leurs anciens villages, sans pouvoir y retourner physiquement. 

La région entourant l’Ossétie du Sud est très agricole et pauvre, on la traverse généralement pour aller ailleurs mais sans vraiment s’y arrêter. Alors que dans la capitale, la guerre semble loin, ici elle fait encore partie du quotidien, elle est moins violente, plus insidieuse, elle prend de nouveaux contours : le contour de cette “frontière” en cours de construction et encore invisible en bien des endroits. 

Cette simple démarcation administrative entre différentes régions de la Géorgie soviétique est transformée depuis la fin de la guerre de 2008 par la Russie en une ligne coupante, fortifiée, intraitable en érigeant barrières et barbelés en installant des caméras pour contrôler le tout. Les Russes ont reconnu l’indépendance de l’Ossétie du Sud, il faut lui donner tous les attributs d’un État souverain dont des frontières intangibles surveillées par … des garde-frontières russes.

Ce processus de borderization prive les habitants de leur liberté de circulation, ainsi que de leur accès à certaines ressources économiques cruciales (terres agricoles, pâturages, forêts, sources d’irrigation) et à certains lieux symboliques (églises, cimetières).

Cette réalité se rappelle périodiquement aux citadins quand un habitant se fait arrêter par les garde-frontières russes du mauvais côté, à leurs yeux, de la ligne invisible, quand des barbelés sont érigés au milieu d’un champ, et plus rarement quand la détention se prolonge et s’accompagne de mauvais traitements… Les réseaux sociaux puis les télévisions sont rapidement en effervescence, l’opinion publique est piquée au vif par une nouvelle manifestation de l’agression russe. Les autocollants “RUSSIA IS OCCUPANT” fleurissent, des rassemblements populaires sont alors organisés à Tbilissi et parfois le long de ce que les Géorgiens appellent la ligne d’occupation. La pression et l’émotion collective montent aussi vite qu’elles redescendent, plus par impuissance que par désintérêt, et ce jusqu’au prochain incident. 

Comme certains analystes le remarquent, cette nouvelle forme de guerre doit être d’une intensité suffisamment forte pour émouvoir et déstabiliser l’opinion publique géorgienne, mais suffisamment faible pour ne pas trop attirer l’attention et les critiques des pays occidentaux. 

Mais l’Ukraine nous montre que nous sommes entrés dans un nouveau paradigme, Poutine a quitté le terrain des guerres silencieuses, lointaines et rapidement oubliées des opinions publiques occidentales. Son invasion est au centre de toutes les attentions, au cœur des enjeux mondiaux. C’est aussi malheureusement le temps d’ouvrir les yeux sur la réalité des conflits oubliés du Caucase et d’ailleurs. 

Clément Girardot

Clément Girardot est aussi un des fondateurs et coordinateurs du magazine en ligne indépendant Mashallah News qui couvre le Moyen-Orient. 
Vous pouvez retrouver certains de ses articles sur son site internet personnel: http://clementgirardot.blogspot.com